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Allocution de Louis Jacques, Prix Jean-Rochon 2000

ALLOCUTION PRONONCÉE EN L’HONEUR DE L’ATTRIBUTION DU PRIX JEAN ROCHON À NOTRE COLLÈGUE FERNAND TURCOTTE, MÉDECIN SPÉCIALISTE EN SANTÉ COMMUNAUTAIRE

Il me fait grandement plaisir, en votre nom, de souligner quelques-uns des traits de notre cher collègue Fernand Turcotte.

La première partie de mon commentaire sera plus sérieuse, la seconde plus humoristique.

Il est particulièrement approprié de souligner, dans le cadre de cette formation sur l’éthique, l’apport de Fernand Turcotte à notre spécialité. À l’image de Mr Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, on pourrait dire, sans malice, que Fernand faisait de l’éthique depuis bien longtemps, sans le dénommer ou du moins l’afficher ainsi.

J’aimerais vous rappeler quelques-uns de ses propos dans deux thèmes qui lui sont chers, soit le comportement des compagnies de tabac d’une part et les examens médicaux pré-embauche réglementaires d’autre part. Mentionnons que la nature et la gravité des problèmes d’éthique posés dans ces deux exemples diffèrent considérablement : dans le premier cas, il s’agit d’une conduite malhonnête sciemment orchestrée par un groupe de compagnies qui entraîne des milliers de décès; alors que dans le second cas, il s’agit de l’application bête d’une loi désuète entraînant des examens médicaux inutiles et des exclusions de travailleurs injustifiées.

Je vais essentiellement citer des extraits de textes écrits par Fernand, car la meilleure façon de décrire Fernand, c’est de le faire parler! J’ai aussi sélectionné des extraits qui illustrent une caractéristique de Fernand que bien d’autres ont déjà souligné, soit l’usage d’exemples, de métaphores et d’expressions les plus imagées et frappantes qui soient.

Dans une conférence mémorable qu’il a prononcée dans un congrès antérieur de notre association, intitulée «La protection de la santé publique : une justification suffisante pour le contrôle social?», Fernand disait ceci à propos de la pertinence de l’interdiction de la publicité par les compagnes de tabac :

«C’est à l’honorable juge Chabot de la Cour Supérieure du Québec qu’il revient d’avoir vu du “social engineering” dans l’interdiction de publicité adoptée à l’égard des produits de tabac. On se rappellera que l’expression “social engineering” a été créée par les Bolcheviques pour rationaliser les infamies qu’ils infligeaient aux paysans russes après la révolution d’octobre 1917. C’est une expression chargée d’horreur pour les démocrates du monde entier. L’invoquer à propos de l’interdiction de publicité du tabac adoptée en 1988 par le Parlement du Canada, suggère que même le cerveau d’un magistrat de la Cour supérieure du Québec n’est pas à l’épreuve des effets corrosifs de la nicotine.»

«Toute action de contrôle social relève de la seule souveraineté des citoyens. Le seul contrôle social qui soit légitime est celui qui résulte d’une résolution tissée dans un débat public correctement mené. La censure dont il faut frapper la publicité des produits de tabac n’a malheureusement jamais été discutée qu’en cour de justice, Ce fut une bien grave erreur de ne pas tenir ce débat sur la place publique; a-t-on le droit de ne pas contrôler le recours à la publicité quand elle ne sert qu’à comploter contre la santé du monde?»

Après une analyse rigoureuse des intentions et des effets réels de la publicité, Fernand ajoute d’autres arguments justifiant la censure de la publicité des produits de tabac. Parmi sa liste de six arguments, j’en ai retenu quelques-uns qui me paraissent particulièrement frappants :

«Dans notre société, le droit d’annoncer des produits qu’on sait être défectueux n’existe pas

«Notre société interdit de recourir à la publicité pour induire une pharmacodépendance.»

«La publicité vise à convaincre les enfants “d’essayer” la cigarette.

Cette seule caractéristique de l’activité publicitaire justifie l’interdiction la plus complète de la publicité du tabac en raison du pouvoir toxicomanogène de la cigarette. On sait que 80% des enfants qui auront “expérimenté” avec plus de 10 cigarettes, deviendront des fumeurs réguliers. La moitié de ces enfants ne pourront jamais plus s’affranchir du tabac.»

En conclusion, il écrivait ceci :

«Nous sommes des agents de contrôle social chargés d’assurer la protection de la santé de nos concitoyens. C’est la capacité d’assurer la protection de la santé publique qui fonde la légitimité des mesures de contrôle social que nous imaginons; ceci nous distingue des ayatollahs. Tous les arguments et éléments de preuve nécessaires pour vérifier qu’il y a bien association entre l’avantage recherché et les moyens de contrôle social que nous préconisons doivent être rendus accessibles à quiconque veut les consulter. Ces arguments ne peuvent provenir que du seul domaine de la connaissance de phénomènes qui se prêtent à une vérification empirique. Ceci nous distingue des nazis et autres fanatiques.

Prendre les moyens nécessaires pour alerter nos concitoyens contre les maladies qui sont évitables par l’adoption de politiques n’est pas faire preuve de fondamentalisme de la santé ainsi que le pense certaine éditorialiste aux idées un peu courtes. Depuis quand est-ce faire montre d’intégrisme que de faire son devoir? Non! Les injures que nous valent ces temps-ci, nos actions sur le tabagisme, ne méritent pas mieux qu’un haussement d’épaules et quand c’est possible, une caresse bien sentie du pied dans les tibias.»

Dans le second thème qui lui est cher, soit les examens médicaux pré-embauche prescrits par règlement, Fernand écrivait, dans un mémoire qui a été présenté à la Commission parlementaire des affaires sociales en février 1992 :

«Dans le cas des examens médicaux liés à l'embauche et qui sont imposés par règlement, c'est tantôt l'imposition de l'examen, tantôt son contenu, parfois l'un et l'autre qui sont anachroniques et/ou défectueux, ce qui constitue autant de bons motifs pour qualifier d'abusive, la consommation de services professionnels à laquelle ils donnent lieu. L'évaluation médicale qui est imposée par règlement est souvent anachronique parce qu'elle prolonge le recours à des services dont la consommation a perdu sa justification depuis des décennies (la radiographie pulmonaire).  Elle est défectueuse quand elle ne respecte pas les principes qui encadrent la pratique correcte de la médecine du travail.»

«…, c'est à plus de 300,000 personnes qu'il faut estimer le nombre de celles à qui on impose de se soumettre à un examen médical, à l'occasion de l'embauche et/ou périodiquement par la suite.  Bien que la plus grande partie des résultats de ces examens n'ait aucune utilité connue pour la préservation de la santé publique, ils sont par ailleurs pratiquement toujours utilisés contre l'intérêt des personnes à qui on a imposé l'examen, en leur interdisant l'accès à un emploi pour motif "d'inaptitude médicale" par exemple.  Dans la mesure où ces examens médicaux imposés créent de l'inaptitude et des limitations qui n'ont pas de fondement dans la réalité, ils entraînent une détérioration objective de la santé publique, ce qui est l'effet contraire et opposé à celui qui pourrait servir de justification à une obligation réglementaire.»

«Quand on compare les ressources consommées pour respecter ces exigences réglementaires aux ressources que la CSST a consacrées aux services de santé dans le cadre de ses activités de prévention, les sujets d'étonnement ne manquent pas.  On retrouve 625 306 travailleurs dans les trois secteurs d'activités que la CSST a reconnu comme étant prioritaires en 1990. C'est deux fois plus que les 300 000 personnes qui tombaient en 1988 sous la juridiction de l'un ou l'autre des 14 règlements dont je vous parle.  On peut alors penser que les effectifs médicaux qui seraient nécessaires pour encadrer tous les travailleurs du Québec qui requièrent une surveillance médicale et qui ne la reçoivent pas encore, sont déjà rémunérés par le budget des services de santé du Québec puisque les sommes consommées par les règlements dont je vous entretiens sont de la même grandeur que celles que la CSST affecte aux programmes de prévention.  Je vous soumets donc qu'il suffirait d'abroger des règlements ou bien d'encadrer autrement la surveillance médicale réglementée  pour faire d'une pierre deux coups: augmenter sensiblement l'efficacité du système de santé en protégeant convenablement tous les gens qui doivent l'être, ce qui préviendra un certain nombre de vraies maladies d'origine professionnelle, et améliorer la santé publique en arrêtant de créer de fausses inaptitudes médicales pour l'emploi, chez un grand nombre de québécois

Sur une note plus humoristique maintenant, j’aimerais rapporter quelques-unes des expressions colorées que Fernand utilise à diverses occasions pour s’assurer que son message soit bien reçu. Je dois dire que j’ai eu l’aide de quelques collègues pour retracer certaines de ses expressions. Puisque ma mémoire et celle de mes collègues font progressivement défaut, nous te demandons unanimement, Fernand, SVP de publier un recueil de tes expressions.

Plutôt que de dire simplement qu’une chose est inutile, voire nuisible, Fernand utilise l’expression : t’as autant besoin de ça que d’un clou dans la tête ou une variante qui a été rapportée, que d’un trou dans la tête!

Afin d’illustrer l’absence de vertu, en terme de protection de la santé publique, des examens médicaux pré-embauche, Fernand a inventé l’expression suivante : c’est aussi bon qu’un condom en dentelle. En d’autres termes, c’est joli, mais ça protège pas fort!

Toujours sur un de ces thèmes favoris, Fernand surnomme ainsi les fonctionnaires de la CSST qui insistent pour maintenir les radiographies pulmonaires des travailleurs des mines et carrières : les apparatchiks de la CSST, en référence aux fonctionnaires soviétiques aux idées archaïques et révolues

Sur le même thème, Fernand réfère à la logique de l’armée prussienne, soit une logique rigide sans discernement qui consiste par exemple à imposer le même uniforme à tous les soldats, peu importe leur gabarit. En d’autres termes, il faut que tu «fittes» dedans le moule.

Plutôt que de parler de l’essentiel, Fernand aime bien parler de la substantifique moelle.

Enfin, Fernand signe ses courriels par cette petite phrase : le cancer est une maladie contagieuse; elle s’attrape des compagnies de tabac.

Merci Fernand de nous léguer des idées aussi fondamentales et des phrases aussi colorées. Elles resteront longuement gravées dans notre mémoire.

Louis Jacques